Il est temps d'agir. La situation se complique à chaque seconde, et mes démêlées avec ce qu'Ambre compte de pouvoir chancelant m'incitent également à prendre les choses en main, ou tout du moins à abandonner ma position défensive pour plutôt aborder le problème de front: je veux comprendre ce qui nous arrive, et d'autres projets plus égoïstes m'attendent également. C'est donc avec détermination que j'emmène Tanya dans ma suite, afin de discuter de mon plan. Même si elle est relativement réticente, elle accepte de m'aider, tant le rôle qu'elle a à jouer est minime.
     Nous déscendons donc vers les entrailles du Kolvir, alors qu'à l'éxterieur la pluie bat constamment contre les toits et les murs du Palais, offrant une musique envoûtante et néanmoins épuisante et oppressante à celui qui veut bien l'écouter quelques instants. La mer semble démontée et de lointains grondements se font entendre, annonçant l'arrivée de l'orage proprement dit.
     Nous sommes cependant arrêtés au poste de Garde: selon le Garde présent, Flora a formellement interdit à quiconque de s'approcher de la Marelle (car, comme vous l'aviez peut-être deviné, tel est mon but). Mes protestations, mes supplications n'y font rien, le Garde reste fidèle à son idéal de loyauté... "Mais pourtant vous avez laissé quelqu'un descendre il y a quelques instants" lui dis-je alors. " Je vois encore la lumière de sa torche au bout du corridor". Le Garde, qui s'apprêtait à nier (à raison, car c'est évidemment un mensonge éhonté de ma part), tourne cependant la tête quelques instants dans la direction que je lui ai indiquée, et c'est suffisant pour que je lui assène un uppercut; ses dents claquent, et il tombe mollement au sol, assomé. Le deuxième Garde, qui était caché dans l'ombre avoisinante et que je n'avais pas remarqué est bien évidemment interloqué, mais il n'a même pas le temps de sortir son arme: Tanya lui a déjà frappé la nuque de la tranche de sa main, et il s'effondre également. Conscient de la gravité de mes actes, mais également de celle de la situation, je prends le temps de les placer un peu plus confortablement, et laisse un court message d'excuses...
      Nous pouvons alors reprendre notre descente, jusqu'à une porte fermée à clé, clé qui se trouve à portée de main et que je m'empresse d'utiliser. La porte s'ouvre dans un grincement sinistre et c'est là...



     ...C'est là que nous nous retrouvons devant elle... la Marelle d'Ambre. Tapie au plus profond de la Cité, nous lui faisons face. Je ne puis savoir ce que ressent vraiment Tanya, qui n'a jamais traversé de Marelle, mais qui doit sans doute être fascinée par la beauté ténébreuse et violente du lieu et des serpentins de feu bleuté qui parcourent la salle en une arabesque torturée... Quant à moi, les sensations qui me parcourent sont confuses: une appréhension, liée à ce que je vais bientôt tenter de faire mais aussi à ce que j'ai déjà vécu, mais aussi le sentiment de retrouver une vieille connaissance, une vielle ennemie peut-être, mais quelqu'un que l'on connait de longue date, et dont la présence bouleverse et rassure à la fois. Oh bien sûr, quelques détails la distinguent de la Marelle lunaire que j'ai traversée il y a quelques temps déjà: le lieu bien sûr, mais aussi la couleur des flammes, leur mouvement hypnotique, la sensation d'oppression du lieu... Et pourtant j'ai affaire là à un danger que je connais intimement, qui fait partie de mon être désormais... Je rappelle une dernière fois mon plan à Tanya (elle doit, à mon signal, remonter jusqu'aux appartements de Flora et la mander, puis l'occuper le plus possible), me demande distraitement si l'empreinte de cette Marelle remplacera avec l'ancienne, ou bien cohabitera avec elle dans mon esprit, puis me décide à poser le pied...
     La marche est difficile, et les Voiles tombent successivement sur moi, emportant les dernières onces d'identité que je pouvais posséder... Et pourtant...Et pourtant je me retrouve finalement, pantelant, haletant au centre de cette Marelle, et je la maudis pour cette épreuve, et je la bénis pour cette sensation de puissance qui coule dans mes veines et cette impression de pureté qui fait briller le monde d'un éclat nouveau.
     Tanya attend toujours patiemment à l'autre bout de la pièce. Je m'accorde quelques minutes pour reprendre mon souffle et rassembler les morceaux épars de ma conscience, puis extirpe péniblement l'Atout de mon Père du jeu que je porte encore sur moi. Son visage m'apparaît si vite que je manque de tressaillir. Attendait-il mon appel? Je tente de ne pas laisser deviner mon étonnement, et remarque au passage qu'il se trouve sur le pont d'un bateau, le soleil couchant illuminant les côtes vallonnées de l'Ombre vers laquelle il se dirige à grande vitesse. Il daigne soulever légèrement son sourcil, et je prends ce signe comme une demande d'explications...
- Père, j'ai besoin de votre aide. Ce que je fais, je le fais pour le bien d'Ambre, et dans vôtre interêt particulier, mais j'ai besoin de votre accord inconditionnel, de votre confiance absolue...
- mmh...Que dois-je faire?
- Simplement rester en contact avec moi, et me tirer à vous au moment où je vous le signalerai... Ai-je votre assentiment?
Un sourire se dessine sur ses lèvres (il a sans doute remarqué où je me trouve), puis hoche la tête. Je refoule un soupir de soulagement et écarte les yeux de l'Atout. Son image disparaît, mais je sens sa présence dans mon esprit, intimement liée à moi. Une sensation de vulnérabilité totale me traverse, mais je la repousse... Le moment est bien mal choisi pour m'apitoyer sur mon sort, ou pour me préoccuper du danger que je cours...
Au dessus des gerbes d'étincelles qui sillonnent encore la Marelle, je fais un signe à Tanya, qui prend le difficile chemin du retour. Je parcours avec elle mentalement les corridors et les escaliers qui la mènent jusqu'aux appartements de la Régente, laisse passer quelques instants supplémentaires, empoigne ma Dague, et me décide enfin... Je me concentre sur ma destination, demande à la Marelle de m'y porter, et cesse d'exister ici...



     ...pour réapparaître là... Même si je me suis déjà téléporté à plusieurs reprises, la sensation liée à la Marelle est toute autre, et ne cesse de m'intriguer: tandis qu'une téléportation magique, même instantanée, dispense toujours la sensation de traverser une sorte de portail, de chemin à travers les Ombres, la Marelle semble te transporter réellement d'un lieu à l'autre sans passer par un quelconque intermédiaire. C'est une sensation déroutante mais également très puissante, presque grisante...
     Je laisse cependant de côté ces considérations métaphysiques, car je suis bien arrivé à ma destination: je me trouve dans des appartements luxueux, accroupi derrière un lit, et ma Dague est posée sur la gorge d'Erwan.



     Un frisson d'angoisse me parcourt l'échine, et la sensation d'être observé par Père ne me facilite pas la tâche, d'autant qu'il me semble sentir un sourire "mental" émanant de lui...Je me ressaisis néanmoins, et prends le temps d'inspecter les lieux. Je ne puis être certain de me trouver dans les appartements de Flora, mais le luxe et la présence d'Erwan me poussent à le penser. Ce dernier est à moitié assoupi, apparemment en proie à une fatigue générale. J'entends quelques bruits au loin, et me décide à le réveiller... Son visage transmet bien l'étonnement qu'il ressent, puis la réalisation de la complexité de la situation lorsqu'il découvre le froid de la lame sur sa gorge. Devant son air interrogateur, je m'empresse de l'assurer de ma bienveillance, mais il n'a pas l'air convaincu (qui le serait d'ailleurs?). Je suis sur le point de lui demander d'appeler sa mère lorsqu'une dame de compagnie fait son apparition. La terreur se lit sur son visage, mais je m'empresse de lui demander d'amener Flora, ce qu'elle fait avec une rapidité stupéfiante...La peur donne ainsi des ailes...
     Flora arrive donc, et jauge la situation en un instant:
- Ma Tante, dis-je, devant la situation à laquelle nous devons faire face, j'ai décidé d'agir de manière drastique. C'est pourquoi je vais vous emprunter temporairement vos deux possessions les plus chères: Erwan et le Joyau du Jugement... ne vous inquiétez pas, si vous ne tentez pas de vous mettre en travers de mon chemin, ils vous seront tous deux rendus au plus vite...
- Et comment puis-je m'en assurer? fait-elle. De toute façon, tu ne feras rien avec ton arme. Si tu le tues, tu seras toi même pendu avant l'aube... et tu n'auras rien gagné
Mais sa voix est moins assurée qu'habituellement, et il est de toute façon trop tard pour reculer. Je m'entends donc lui répondre:
- Détrompez-vous, ma Tante... Il est vrai que, même si nous avons eu par le passé quelques différends, je ne nourris aucune haine envers Erwan. Cependant, je crois qu'il faut absolument agir maintenant, et je ne laisserai rien m'en empêcher. S'il faut que je tue froidement votre fils, alors je le ferai, car je pense que la sécurité d'Ambre passe avant la vie d'un de mes cousins. Etes-vous vraiment prête à prendre ce risque?
-...Non...
- Alors lancez-moi doucement le Joyau, et tout se passera bien...
Ce qu'elle fait. Je l'attrappe, sans détacher mon regard du sien, ni déplacer ma garde. Aussitôt, je fais un signe mental à Caine, qui me tire à lui, emmenant du même coup Erwan que je tiens toujours fermement.
     Ce dernier, déjà décontenancé par la scène qui vient de se jouer, met quelques instants à se rendre compte de ce qui vient de se passer, mais la rage et la peur se lisent sur son visage lorsqu'il découvre que Caine est présent. Je m'empresse donc de couper court à toute discussion:
- Mon "Oncle", permettez-moi de présenter moi-même la situation à mon cousin si vous le voulez bien... Pourrions-nous avoir accès à une cabine? Erwan est en piteux état, et je voudrais lui permettre de se reposer...
- Bien sûr... Prenez donc mes quartiers...
     Il nous mène alors jusqu'à une cabine, petite mais relativement confortable. Je dépose Erwan sur la couche, et regarde mon Père sortir. Son regard amusé est toujours là, et ne manque d'ailleurs pas de s'arrêter sur la forme étendue d'Erwan...
     Erwan reprend rapidement connaissance. la légendaire endurance ambrienne fait une fois de plus merveille, et lui permet malgré son état de fatigue avancée, de discuter suffisamment longtemps avec moi pour que je le mette brièvement au courant de la situation, et qu'il me fasse part de sa suspicion à l'égard de Caine...
     Après ce court moment, Caine revient pour nous annoncer que la flotte va accoster d'ici deux heures, et que nous ferions mieux de partir au plus vite. C'est alors seulement que je réalise où je suis et ce qui se passe: la lumière chaude et presque solide, les vallons ombragés et recouverts d'une végétation abondante...Nous sommes à D'écartha! Et c'est une flotte de guerre que mon père mène maintenant au combat! Ambre serait donc en guerre avec cette Ombre?
     Je ne me laisse pas le temps de réfléchir aux implications politiques de cette situation; après le départ de Caine, je remarque qu'Erwan, toujours épuisé, s'est de nouveau assoupi, et je décide donc de me concentrer sur un petit rituel de téléportation, qui me mènera dans une Ombre que j'ai déjà visitée au cours de mes nombreux voyages, et dont la particularité est de posséder un temps propre très accéléré par rapport à celui d'Ambre. Je pense que nous pourrons ainsi tous deux nous reposer car, même si je n'ose me l'avouer, la traversée de la Marelle ainsi que la tension psychologique qui a suivi m'ont fatiguées.
     Au bout d'environ une demi-heure de préparation, je nous projette autre part, et nous chevauchons les Ombres pendant une microseconde, pour enfin nous retrouver au milieu d'une clairière à l'herbe verdoyante. Erwan ouvre les yeux, remarque stoïquement le changement de décor, et se rendort aussitôt, me laissant la possibilité de me m'octroyer quelques heures de repos à l'ombre d'un arbre tout proche.



     Ces quelques heures de repos m'ont permis de méditer un peu sur ma situation, qui s'annonce comme complexe et difficile à gerer... Mais j'ai enfin réussi à obtenir ce que je voulais, et les perspectives qui s'ouvrent à moi sont nombreuses: j'ai enfin trouvé la liberté d'action que je recherchais. Je me décide donc à discuter avec Erwan des derniers évènements. Afin de prouver ma bonne volonté, je commence par lui raconter ce que j'ai vécu depuis sa disparition à Décarth'a; j'omets bien sûr quelques détails personnels, mais le principal est dit. Son air pensif et attentif me confirme qu'il n'a jusqu'ici pas eu vent de nos dernières aventures, et son histoire rocambolesque, qu'il s'empresse de me raconter ensuite, vient appuyer cette impression.
L'Histoire d'Erwan
     A Décart'ha, Erwan avait réussi à retrouver la psite de Lord Rein, qui nous étions venus chercher. Mais quelle ne fut pas sa surprise de le découvrir dans une geôle humide du château, dans un état de sant critique, en compagnie de Caine, dont le rictus grimaçant ne laissait aucun doute sur ses intentions. Le duel fut court, et Erwan s'apprêtait à concéder la partie lorsqu'une femme, dont il n'avait pas remarqué la présence jusque là, lui lança un sort. Il sombra alors dans l'inconscience, et se réveilla pour la première fois dans un cercle de feu, auprès d'un Random inconscient lui aussi. Cet éveil fut de courte durée, et Erwan se réveilla pour la deuxième fois, nu, dans un labyrinthe, aux côtés de Kalmdeck. Après quelques pérégrinations, ils arrivèrent à la sortie de ce lieu mystérieux, pour se retrouver à la merci d'un groupe de soldats cybernétisés. Ils se trouvaient alors dans un endroit étrange, que l'on pourrait qualifier de "cybergothique", et ces hommes les emmenèrent tous deux devant un Grand Ordinateur, qui présidait apparemment à la destinée de ces lieux. Entretemps, Erwan avait pu se rendre compte que la Marelle n'avait aucun effet (et c'est d'ailleurs pourquoi il n'a jamais donné le nom d'Ombre à cet endroit). S'ensuivirent de nouvelles tribulations où, pour échapper à la Mort, ils durent combattre un régiment de clones de Tanya, et se faire aider par un groupe de rebelles hostiles au régime en place dont l'ancienne leader se prénommait Deirdre... Arrivés au bout de leur périple (ils avaient enretemps retrouvé Gormond), ils s'enfonçèrent dans un couloir qui les mena jusqu'à un passeur, qui leur réclama une vie pour passer. Plus loin, ils découvrirent Ygg, l'Arbre de la Frontière entre Ambre et le Chaos, et c'est en touchant ce dernier qu'Erwan put (par un miracle encore inexpliqué) nous rejoindre dans la clairière aux Roses Jaunes....
     J'avais écouté son histoire avec intérêt. Maintenant, certaines pièces du puzzle semblaient lentement se placer dans mon esprit. Oh, j'étais encore loin d'avoir tout découvert, mais un sentiment d'avancer vers une réponse possible à cette multitude d'énigmes qui nous assaillaient depuis quelques jours...
     Quelques problèmes à court terme restaient cependant à régler: la position de Caine tout d'abord: les évènements qu'avaient vécus Erwan expliquaient bien évidemment sa terreur et sa rage devant la présence de Caine, mais après une âpre argumentation, je réussis à lui faire comprendre que la situation était sans doute explicable, et que Caine n'était pas nécessairement le coupable qu'il cherchait. Je réussis à le convaincre, mais j'étais moi-même beaucoup plus sceptique quant à cette argumentation... Que venait donc faire mon père dans cette histoire?
     L'autre problème à régler était celui du Joyau. C'est alors que je fis ma plus grave erreur. J'avais appris (de la manière forte) ces derniers temps à ne compter que sur moi-même. Mais quand Erwan m'annonça qu'il était lui-même déjà accordé au Joyau, et qu'il pouvait m'aider à le devenir également, je ne vis que les avantages évidents de cette méthode, et ne pensai pas aux risques encourus...Et pourtant....
     Et pourtant, à peine avait-il projeté son esprit dans la pierre rougeoyante, à peine se préparait-il à y attirer mon esprit qu'une grande silhouette sombre se matérialisa derrière lui. Un homme de haute stature, à l'aura écrasante venait de faire son apparaition impromptue. L'angoisse se lisait sur le visage d'Erwan, et je compris en une fraction de seconde qu'il connaissait l'homme, et que c'était sans doute son utilisation du Joyau qui l'avait amené. PResque aussitôt, plusieurs autres choses se passèrent, dans une chronologie difficile à préciser: je sentis un assaut psychique d'une puissance difficilement imaginable, et je réussis à peine à contenir cette première vague meurtrière. A l'instant où la bataille avait commencé, je savais que j'avais déjà perdu, et que ce n'était qu'une question de secondes avant que mes barrières ne soient percées et que je ne sois plus qu'un pantin entre ses mains. Je tentais désespèremément de résister lorsque Velvety, le loup d'Erwan, bondit hors des fourrés pour attaquer l'homme mystérieux. D'un simple geste, d'une élégance presque surnaturelle, celui dégaina son épée et transperça le flanc de la bête. C'était heureusement suffisant pour briser sa concentration, et m'extraire de ses griffes psychiques. je découvris alors la présence de ma tante Fiona, et pris conscience du fait qu'elle me demandait avec insistence le Joyau, que je tenais encore entre mes mains. Je marquai encore un temps d'indécision, puis le lui tendis en lui demandant de m'emmener avec elle. Mais à peine avait-elle saisi le Rubis qu'elle disparaissait, ne laissant dans mon esprit que ces quelques mots : "nos chemins se croiseront bientôt de nouveau, Tristan". Heureusement, l'homme avait lui aussi disparu, et je me retrouvai donc de nouveau seul avec Erwan et un loup blessé, mes perspectives d'accord avec le Joyau réduites à néant...
     Devant un tel fiasco, je décidai de me reposer un peu (mon cerveau semblait être encore fumant du duel psychique qui venait d'avoir lieu, et Erwan ou Velvety ne semblaient pas en meilleur état), afin de décider de mon prochain mouvement...

     Bientôt, très bientôt, ma chère tante, nos chemins se croiseront, et j'obtiendrai enfin des réponses...Bientôt, très bientôt, la situation atteindra finalement sa phase terminale, et je serai là, j'observerai, j'agirai...Bientôt, très bientôt, ceux qui auront voulu me braver me retrouveront, et je savourerai ce moment de confrontation, dussé-je en mourir... Car les Atouts ont parlé, et mes ennemis périront...



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