De nouveau seuls, et, du moins pour quelques instants, loins du tumulte ambient, Erwan et moi commençons à discuter de la situation. Mais cette fois, notre conversation s'oriente plus vers nos possiblités d'action et de recherche. De passifs, nous sommes passés à un comportement beaucoup plus combattif. je ne sais pas vraiment quand le changement s'est opéré, mais nous sommes maintenant prêts à tout tenter. Lentement, des hypothèses se bâtissent. Nous nous faisons part de nos suspicions, de nos spéculations et de ce dialogue semble naître une amitié...Une amitié difficile, mais (même si nos méthodes et nos buts ne sont pas toujours les mêmes) motivée par un même désir, qui nous pousse à rester unis dans ces moments sombres.
     Finalement, après force débats, nous nous accordons sur le fait que Deirdre joue sans doute un rôle capital dans cette affaire: si elle est effectivement vivante, il est impératif de la retrouver, et surtout de savoir si Brand erre de nouveau, libre, à travers les Mondes... Erwan me propose, avec une certaine gêne, de nous transporter tous deux jusqu'à elle. Sa maîtrise exceptionnelle de l'Art de la Marelle lui permet en effet de traverser mentalement son image, et d'en retirer les mêmes bénéfices, en l'occurrence une téléportation instantanée et accordée à ses désirs exacts. Malheureusement, il me sera nécessaire d'ouvrir totalement mon esprit à sa présence afin de rendre cet haut fait possible... Un vague haut-le-coeur me prend lorsque j'entends cela, car je ne me rappelle que trop bien le sentiment de vulnérabilité qui m'habitait lorsque j'ai ouvert mojn esprit à Père, mais il est trop tard pour refuser. De toutes façons, c'est une manière élégante et explicite de lui prouver ma loyauté et ma confiance en ses talents et en son hônneteté.
     Qu'il en soit ainsi donc... Sa psyché a tôt fait d'englober la mienne. Son toucher est subtil et délicat, mais mon esprit se rebelle, et j'ai les plus grandes peines à me contenir. Je le sens alors commencer une traversée mentale de la Marelle. Les sensations, distantes, m'affectent légèrement, tout du mois suffisamment pour que je suive, hâletant, son parcours. Enfin il atteint le centre, et je joins ma pensée, mon image mentale de notre Tante Deirdre à la sienne afin de nous y rendre et... Rien. Nous restons où nous étions. N'y tenant plus, je m'extirpe (trop) violemment de son étreinte psychique et, étant donné son état de fatigue, je n'ai aucun mal à y arriver. Cet échec est compréhensible : Deirdre est sans doute réellement décédée et la Deirdre du "Royaume des Morts" (comme Erwan appelle le lieu étrange dans lequel il a évolué) n'est qu'une imposture. après avoir repris notre souffle, et quelque peu dépités, nous reprenons notre conversation afin de déterminer notre prochaine action. Nous sommes sur le point de nous décider à partir pour Ambre lorsque...



     ...Nous nous retrouvons autre part... Une chambre , peut-être dans un château. De lourdes tentures ornent les murs, un lit à baldaquin, des petites tables de bois recouvertes de babioles de grand prix... L'amosphère qui s'en dégage fait un contraste saisissant avec ce que l'on connaître au Palais d'Ambre, tout en sobriété et en dignité. Près du lit une femme; son visage... C'est Deirdre! Je la reconnais, de par les descriptions que j'ai pu avoir d'elle, et l'Atout que j'ai en ma possession... Mais quelque chose semble différent... Ces yeux pleins de candeur, son visage sur lequel on peut lire si facilement son étonnement... Une telle naïveté ne peut pas exister chez une Ambrienne...
     A peine ai-je eu le temps de me faire ces quelques remarques qu'elle prend la parole. "Mais qui êtes-vous? Comment êtes-vous arrivés ici?". Sa voix vient confirmer ce que j'avais lu sur son visage: de l'étonnement, et une pointe d'effroi, noyée par la curiosité. Mais à peine avons-nous eu le temps de prononcer quelques mots, de lui demander son nom qu'elle s'irrite, et s'effraye... "Non je ne suis pas elle. Maman m'a dit que je n'étais pas Deirdre"... Et puis, aussi vite que cette crise était venue, elle disparait. Deirdre (s'il s'agit bien d'elle, mais j'en ai l'intime conviction) se désinteresse de nous et se tourne vers la fenêtre. Erwan semble, pour une fois, à court d'arguments, et je m'approche donc doucement d'elle. Le spectacle qui m'apparait est impressionnant: l'endroit où nous sommes est bâti à même la roche d'un pic montagneux, et un précipice impressionnant s'étend à mes yeux. Au delà, un autre pic, relié au premier par un pont de pierre, qui semble ensuite s'enfoncer au plus profond de la montagne... le ciel au-dessus de nous semble étrangement figé, et présente un dégradé du vert pâle au mauve, d'une beauté saisissante et malsaine.
     Doucement, je tente de reprendre la conversation, en évitant soigneusement de prononcer le nom de Deirdre. Oui, elle est ici depuis longtemps, mais on ne peut pas voir sa Mère, car celle-ci est absente depuis bien longtemps... mais peut-être que le Docteur Darius consentirait à nous voir... Je lui demande de bien vouloir le faire mander, et je profite de ce court répit pour parler à Erwan. je lui demande d'être prêt à agir si la rencontre ne se passe pas comme prévu, tandis que lui m'apprend que "Deirdre" ne possède pas l'Empreinte de la Marelle, et que sa psyché, quoique forte, est confuse, labyrinthique... C'est à ce moment là que Deirdre tire une sonnette jusque là dissimulée sous une tenture. quelques instants plus tard, la porte s'ouvre pour dévoiler un imposant Démon: sa peau écailleuse, ses griffes acérées et sa haute taille, ainsi que tout son corps musculeux et souple le présentent d'emblée comme un combattant d'exception, et l'accueil qu'il nous fait ne me plait que très modérément:
- Quoi! beugle-t-il. COMMENT! Comment êtes-vous arrivés ici et qui êtes-vous?
Ses griffes s'allongent, et des excroissances osseuses acérées commencent à apparaître sur ses épaules...
- Calmez-vous, peut-être pouvons nous discuter. je sui Tristan et voici Erwan, et nous sommes arrivés ici par le plus grand des hasards...
Mais nos explications ne suffisent pas, et il a tôt fait d'éructer: "Des Sales AMBRIENS... C'est impossible!"
     Il se retourne un instant, le temps de hurler à la garde dans le couloir, et je comprends qu'il est temps d'agir. Je jette mon jeu d'Atouts à Erwan et lui enjoins de contacter quelqu'un, afin de nous tirer de ce mauvais pas. Quant à moi, je dégaine Murmure et Soupir, et me prépare à un combat difficile...
     Le Docteur Darius se retourne, et je découvre que ses griffes se sont encore allongées; avec ses bras, proportionnellement aussi longs que ceux d'un singe, son allonge n'est que légèrement inférieure à la mienne, et il n'hésite pas à ce jeter sur moi avec une violence extraordinaire. J'avais heureusement pris soin de me mettre dans une position défensive, et je parviens tant bien que mal à repousser son assaut. Mon but n'est pas de le blesser, mais de gagner du temps pour Erwan. J'use donc de tous les artifices, tente des feintes afin de gagner quelques secondes (peine perdue; il manque même de me blesser), et utilise tous les éléments du mobilier pour le ralentir quelque peu (avec un peu plus de succès: la profusion de tentures et de tables basses me permet de tourner lentement, à mon rythme, dans la pièce tout en le gardant à distance). Mais je sens que je ne tiendrai pas bien longtemps. A la périphérie de ma perception, j'aperçois Deirdre (ou Cassandre, puisque c'est le nom que lui a donné le Démon), ainsi qu'Erwan qui tente de tenir la porte fermée tout en débutant un contact par Atout.
     Petit à petit je cède du terrain, et tente mon va-tout lorsque je sens que le moment est venu: d'un coup de pied innattendu, je gagne la seconde nécessaire pour me jeter sur Erwan au moment même où celui-ci débute son transfert par Atout. J'ai le temps de voir qu'il tient de son autre main la robe Deirdre, mais que sa prise est mauvaise. J'ai juste le temps de remarquer que la robe est en train de se déchirer avant d'être transporté. Simultanément, une vive douleur prend possession de mon flanc gauche...



     Je me retrouve au sol, près d'Erwan. Flora me regarde sévèrement, mais je prends le temps de lui décocher un faible sourire. Je remarque que Deirdre n'est malheureusement pas avec nous. Et c'est alors que je jette un coup d'oeil circulaire... Nous sommes dans la Cour intérieure du Palais d'Ambre, et des flaques d'eau saumâtre, ainsi que des lambeaux d'algues jonchent le sol. L'état de délabrement est général: des murets sont tombés, et je constate que la Tour de Cabra (la plus haute tour du Château) a été décapitée... Des hommes tentent tant bien que mal de reconstruire le parvis, d'autres s'affairent à retirer les blocs de pierre... Un cavalier, que je reconnais comme étant Erwil, s'approche. Il porte sur sa selle deux corps encapuchonnés, et je n'ai pas le temps d'en voir plus avant d'être froidement sermonné par Flora. Elle nous annonce ensuite que nous serons bientôt conviés à une réunion exceptionnelle, où chacun devra donner le plus d'éléments possibles, et où je serai jugé pour mes crimes...
     Je me rends rapidement à l'infirmerie, bande sommairement la triple plaie que m'a infligée le "Bon Docteur", puis remonte jusqu'à ma suite, contemplant au passage le désordre qui règne au château. Là, je saisis mes Atouts (que j'ai subrepticement repris à Erwan), et tente d'appeler Père. En vain... L'Atout reste sans vie dans ma main tremblante. Je réitère, en concentrant toute ma volonté dans cet acte, tentant de franchir cette barrière d'intertie impénétrable, mais c'est inutile... Je tente également de joindre Fiona, mais là encore, seul l'écho du vide de mon esprit répond à mes suppliques...



     Finalement, je suis mandé par Atout (un Atout de moi existerait donc?) pour la réunion. J'y retrouve une bonne partie de ma famille: Flora, Bleys, Gérard, Bénédict, Julian et Llewella sont présents, ainsi que Erwil, Erwan, Kalmdeck et Tanya. Lord Chantris et Gormond sont les deux seules personnes présentes à ne pas appartenir à la famille, et leur malaise est presque tangible.
     Après quelques mots d'introduction de Flora (qui rappelle que je serai jugé pour mes crimes infâmes à la fin de cette réunion), la discussion débute. Comme d'habitude, nous sommes enclins à révéler très peu. Chacun interroge les autres, mais ne dévoile pas ses secrets. Nous parvenons cependant à apprendre quelques éléments intéressants, que je rappelle ici de manière un peu désordonnée, mais plus compréhensible:
     Mais toutes ces nouvelles, dispensées au compte-goutte par des Ainés suspicieux, ne sont que secondaires pour moi. En effet, vers la fin de la discussion, Julian nous annonce qu'il a découvert le corps de Caine ce matin. ce dernier avait repris la mer hier soir à l'annonce de la tempête, afin de pouvoir revenir en Ambre, mais personne n'avait été en contact avec lui depuis lors. Julian aurait retrouvé son corps sans vie sur une petite plage. Mais surtout, ce n'est pas la mer mais le coup d'épée en plein coeur qui est sans doute la cause de son décès...



      Le moment de mon jugement arrive enfin. En guise d'introduction, Flora propose de rejeter tous nos maux sur le compte de Caine, mais je m'y oppose formellement. "Je ne tolererai pas, dis-je, que la mémoire de l'un des nôtres soit ainsi souillée alors qu'il a toujours tenté de protéger Ambre avant tout." Vient ensuite un pénible jeu de questions-réponses, où chacun tente d'en savoir plus sur mon rôle exact dans le vol. Y a-t-il eu un commanditaire, une instance supérieure? Non, réponds-je, j'étais pleinement maître des mes actes et je suis le seul à en porter la responsabilité. Devant l'insistance et les insinuations perverses de Gormond, je me vois cependant forcé de reconnaître l'aide de Tanya et de Caine...
Finalement, après m'être une dernière fois justifié (avec autant de dignité que possible), le moment fatidique arrive. La sentence va tomber. La peine que j'encours est l'emprisonnement à vie; je n'échappe à la peine capitale que parce que la période de régence de Flora touche à sa fin et qu'elle laissera donc à Random cette difficile décision. Un tour de table débute. Je me tiens debout, calme et droit, et j'attends le verdict de chacun.      Je suis donc condamné par six votes contre trois à l'emprisonnement. Je garde la tête haute, et parviens même à ironiser: "j'éspère que vous me permettrez de me rendre dans mes nouveaux appartements avec toute la dignité qui sied à mon rang". Flora aquièse; je veux qu'elle se souvienne de moi, et de qui je suis...
     Je suis finalement escorté par Bleys et Bénédict jusque dans ma geôle. J'ai le temps de jeter un sourire carnassier à Bleys, qui en dit long (du moins je l'éspère) sur ce que je compte faire dès que possible, et je ne manque pas de lui rappeler que sa soeur m'a promis que nos chemins se croiseraient bientôt de nouveau. Qu'elle vienne donc me visiter, je serai heureux de l'accueillir...





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