Cette courte nouvelle raconte la traversée de la Marelle de Tir-na Nog'th par Tristan.

      Une immense lune à l'intense lumière lactée surplombait la scène. Père me regarda une fois de plus dans les yeux, les reflets lunaires illuminant un instant ses yeux noirs.
"Prends ceci avec toi. Dès que tu auras traversé la Marelle, contacte-moi rapidement. N'oublie pas, Tir-na Nog'th ne vit qu'aussi longtemps que la lumière lunaire vient frapper ses marches; alors, ne t'attarde pas trop dans la Cité, et hâte-toi de rejoindre ton but. Tu la découvriras sans peine. Elle se trouve au coeur du Château". A cet instant il me tendit son Atout. Ai-je alors réellement détecté un vague sentiment de crainte dans ses yeux, ou était-ce mon esprit angoissé par l'intense expérience que j'allais vivre dans quelques instants qui me fit imaginer de telles choses? Je ne sais. Toujours est-il que Père m'avait habitué à une certaine "efficacité" dans les mots et dans les actes, et je compris qu'il était temps.
     Je commençai donc à gravir les marches translucides qui devaient me mener à ma destinée. Parfois, quelques lambeaux de nuages venaient briser la course de quelques rayons lunaires, et alors les marches que je montais prenaient une consistance plus élastique, et il me semblait à chaque instant que j'allais chuter dans le précipice que j'entrevoyais sous mes pieds, à travers les reflets incertains et les courants iridescents qui parcouraient l'escalier. Mais à chaque fois, comme si une puissance supérieure avait pris pitié et choisi pour moi un autre Wyrd que celui de partir dans une chute aussi mortelle que futile, sans avoir rien accompli dans ce monde, dans ces mondes. Chaque fois, je prenais un peu plus courage, car je sentais cette main bienveillante au dessus de mon front, et j'en venais à espérer traverser cette étape fatidique de ma vie...



     Enfin j'arrivai au bout de ce périple... Et immédiatement je me sentis projeté dans un autre univers. Les sensations qui se dégageaient du spectacle qui me faisait face me donnaient l'impression que j'avais découvert une nouvelle dimension au monde qui m'avait entouré jusque là. Comme si l'infinité des Ombres ne me suffisait pas...
     Et pourtant... Et pourtant a-t-on déjà vu autre chose de plus onirique que la légendaire cité de Tir-na Nog'th? Nul doute que ce lieu irréel a inspiré nombre de contes dans toutes les Ombres que j'aie eu à parcourir. Peut-être même est-ce ici que les esprits des rêveurs se retrouvent parfois, un court instant?
     Des scènes irréelles, ou plutôt que j'espérais telles, se déroulaient un peu partout, des scènes de mon enfance, tantôt marquantes, tantôt anecdotiques. Je les reconnaissais comme des rêves, car, à chaque fois, un détail , une erreur venait détruire l'impression de réalité qui semblait s'en dégager. Mais parfois, la diversion était tellement insignifiante que j'en venais à douter de ma mémoire. Et ainsi, j'évoluais lentement dans la Cité, mes yeux s'arrêtant sur diverses scènes. Les protagonistes étaient parfois translucides, parfois tels des automates recouverts d'une mince couche d'argent parfois encore ils semblaient revêtir une apparence de normalité. Mais jamais ils ne semblaient vraiment tenir compte de ma présence. Je voyais leurs lèvres bouger dans une parodie muette de conversation, mais aucun son ne sortait de leur bouche...Je me sentais peu à peu investi dans la sensation irrationnelle que c'était moi le fantôme, qui déambulait parmi les vivants. Une fois seulement, je m'approchai de l'ombre d'Ixti, mon premier amour. Elle, et elle seule semblait ressentir ma présence, car à plusieurs reprises elle s'arrêta de discuter avec ses dames de compagnie pour se tourner, un vague sentiment d'angoisse apparaissant sur son visage, vers moi. Je l'appelai de son nom, oubliant un instant ce pourquoi j'étais venu, et de nouveau elle tourna la tête dans ma direction, plus brusquement cette fois, comme si elle m'avait entendu chuchoter à son oreille. Je vis une larme solitaire couler sur sa joue, tandis que ses lèvres muettes semblaient me répéter inlassablement "Prends Garde...Prends Garde". Incapable de soutenir son regard, je me détournai et la scène s'estompa, emportée par un vent mystique invisible.



     C'est alors que je la vis: majestueuse, impériale même, mais présentant toujours un visage plein de compassion. Mère... Comme elle m'avait manqué ces dernières années... Evidemment, le travail, l'entraînement draconiens que m'imposait Père ne me laissaient guère de temps pour méditer sur mes années passées et cette vie révolue qui avait été la mienne avant son arrivée, et j'avais moi-même tenté par tous les moyens d'oublier ces épisodes afin de rendre ma vie plus supportable, me jetant à corps perdu dans les missions que m'avaient donné Père. C'est alors que j'avais acquis ce besoin insatiable d'apprendre de comprendre, de contrôler toujours un peu plus les forces qui m'entouraient. Père avait bien réussi si c'était ce qu'il voulait obtenir de moi, une envie irrésistible de savoir, de pouvoir, car cela faisait de moi un outil parfaitement adapté à ses besoins (ou tou du moins au peu que j'en connaissais), mais à cet instant, tout disparut, et l'oeuvre de mon père fut brisée en un instant.
     Mère était assise sur le trône d'Ambre, scène surréelle mais en parfaite adéquation avec mes souvenirs. Des hommes et des femmes s'approchaient, chacun à leur tour, et elle rendait son verdict sur les affaires qu'ils avaient mené à son attention, comme cela avait été son habitude sur Kawanee, mon Ombre natale. Je voyais les visages anxieux de ceux attendant leur tour, j'observais les suppliques des deux parties, leur attente angoissée de la décision de Mère, tout ceci dans un silence étouffant. Puis, sans que je comprenne ce qui avait changé, alors que je me tenais un peu à l'écart, tiraillé entre la souffrance de revoir ma mère bienaimée et la fascination, elle se détourna un instant de la scène et croisa mon regard. Son visage s'illumina et d'un geste renvoya toutes les personnes présentes. Je commençais à entendre des murmures et des chuchotements, comme si j'observais la scène d'une grande distance, ou à travers du coton, et je vis ces hommes et ces femmes s'éloigner pour rapidement se dissoudre dans le néant, à chaque fois qu'ils approchaient de la limite du chant de vision. la voix de Mère s'était faite plus forte, même si je n'en percevais que les nuances et devaient me concentrer pour comprendre ce qu'elle voulait me dire. Elle me demanda d'approcher, me regardant tendrement mais avec cette pointe de souffrance que j'avais cru déceler dans les yeux d'Ixti. je crus même un instant discerner un larme dans ses grands yeux noirs, mais son sourire radieux et mélancolique, celui-là même qu'elle arborait lorsqu'elle me parlait de Père voilà si longtemps, me détourna de cette pensée.
     "Mon fils... J'ai appris que tu devais partir bientôt. Une nouvelle vie t'attend. Mais n'oublie jamais ce que je t'ai appris. La vie n'est rien d'autre qu'un jeu d'échecs. sois le joueur, et non le pion. Je pressens que tu participeras à des événements d'une grande importance. Mais tu n'es qu'un élément d'une grande Destinée qui nous dépasse... Pourquoi sembles-tu si sombre? Je ne puis te dire ce qu'il t'arrivera, mais je te promets que nous nous reverrons... Et, avant de partir, n'oublie pas ceci." A cet instant, elle me tendit une magnifique rapière ouvragée et une main-gauche, également de toute beauté. C'étaient des pièces dignes des plus grands maîtres d'armes, que je n'avais encore jamais vues. "Aujourd'hui, tu deviens un homme. Sois prêt à affronter la vie avec dignité, et souviens-toi toujours de ce que tu es. Vas maintenant, mon fils, et honore ma mémoire."
D'un geste, elle me désigna la direction vers laquelle je préssentais que la Marelle se trouverait. Déjà, les sons s'estompaient, et même son image perdait de sa consistance. Mais cela ne m'empêcha pas de voir une dernière fois son sourire, et ses larmes



     Préférant ne pas m'attarder dans ce lieu de souvenirs et de souffrance, je marchai d'un pas brusque vers la Marelle. après quelques minutes à errer dans le Palais, je trouvai enfin cette dernière. Et quelle vision! Mon souffle en fut coupé. Une étrange angoisse m'étreignait, de même qu'une envie irrépressible de m'approcher, de traverser cette image fantasque. La lumière semblait diminuer autour de moi tandis que mon regard se concentrait sur les lignes sinueuses, veinées de bleu, dont s'échappaient périodiquement des étincelles. Tout cela transcendait, sublimait mes rêves les plus fous! Enfin, je me descidai. Posant le pied avec appréhension (Père m'avait prévenu que seuls les descendants d'Obéron pouvaient survivre à la traversée, et quelque part au fond de moi, je doutais encore sans doute de sa paternité), je découvris avec soulagement que je ne serais pas détruit dans une gerbe de feu. Mais en même temps, je compris que je ne pouvais m'arrêter avant la fin, sous peine de mourir. La traversée fut difficile. Les Voiles, dont mon père m'avait parlé, furent une épreuve terrible, et il me semble que je n'étais plus vraiment moi même à la fin, avançant tel un automate sur ce chemin luminsecent, enveloppé d'obscurité et de gerbes d'étincelles. Une fois même, je crus voir à travers ma main, comme si j'étais devenu aussi translucide que les fantômes qui hantent la Cité Lunaire, mais je n'eus pas le temps de m'attarder, tant la pression était grande et la difficulté infinie...
     Enfin, j'atteignis mon but. Je m'arrêtai pour reprendre mon souffle et mes esprits, au centre de cette marelle, dont l'image était désormais imprimée dans mon esprit, cette Marelle qui semblait couler dans mes veines comme un feu nouveau, exaltant. Je sortis l'Atout de mon père, mais me ravisai avant de le contacter. Je voulais profiter pleinement de la Marelle, et je savais que celle-ci pouvait me projeter n'importe où en Ombre, ou même dans les Cours du Chaos, ou en Ambre. Quelque part au fond de moi-même, je sentais confisément que mon initiation de serait pas complète si je ne tentais pas l'expérience, et j'aurais alors ressenti la présence de Père comme une intrusion. Je pris une dernière inspiration et me concentrai...



     ... J'étais au pied du Kolvir. La nuit touchait à sa fin, et je croyais discerner les premiers pâles rayons d'un soleil inconnu. La forêt d'Arden m'entourait de toutes part et, face à moi, ce mont imposant semblait être la dernière étape de mon apprentissage. Mais il n'était pas encore temps. Avec un soupir, et après avoir profité de cette vue sublime, je repris l'Atout de Père, et le contactai enfin. S'il était étonné de me voir autre part que dans Tir Na Nog'th, il n'en montra rien, pas plus que les interrogations qu'il devait avoir sur les armes qui m'accompagnaient maintenant, qui avaient battu mon flanc pendant la traversée, et qui resteraient à mes côtés à jamais. D'un hochement brusque de la tête, il approuva et à cet instant, je la haïs plus que jamais. Quelques minutes plus tard, nous chevauchions vers la côte, afin de rejoindre son navire.