Et c'est ainsi, après toutes ces péripéties, que je me suis finalement retrouvé dans cette geôle humide et crasseuse. Seule une bougie touchant à sa fin m'éclaire de sa faible flamme, jetant sur tous les murs des ombres fantastiques et cauchemaresques, mais c'est suffisant pour me permettre d'écrire ces quelques mots qui forment un journal personnel, un testament à un futur qui ne viendra peut-être jamais. On m'a en effet apporté à ma demande du papier et un petit écritoire, ce qui m'a permis d'écrire ces quelques lignes que vous lisez peut-être, ou qui sont aujourd'hui enfouies sous les décombres d'un monde en déliquescence. Il est amusant, autant que le désespoir peut provoquer encore le rire en moi, de n'avoir aucune certitude quant à l'existence d'un quelconque lecteur. Peut-être est-ce encore pour moi une bravade, une action futile et vouée à l'échec, à rajouter à mon palmarès déjà peu glorieux. Je crois pouvoir encore rire de la situation, et c'est en cela que je m'effraie moi-même, me demandant si je n'ai pas perdu la raison, ou une partie de mon humanité: j'ai pu raconter en quelques heures, sur quelques feuilles d'un vélin de mauvaise qualité, tous les événements marquants d'une vie. J'ai l'impression d'en être arrivé au bout, et je tire de cette quasi-certitude un certain réconfort. Une fois de plus, le néant m'appelle, et cette fois son chant des sirènes semble particulièrement attirant; cette fois, je me complais à m'imaginer tombant sans fin dans un gouffre de vide, d'inexistence, et cette fois, peu de choses me retiennent. Ma rage de vivre, de réussir là où d'autres ont échoué, de prouver ma valeur à mes pairs et à mes aînés, mon désir de protéger Ambre, tout cela m'a plus ou moins quitté. Peut-être dois-je vivre, peut-être pourrai-je même rapidement partir de ce cachot, mais je ne serai plus le même. Le mépris et l'ironie que j'ai pu lire sur certains visages lors de mon départ, la haine dans les coeurs de certains, l'impuissance qui résume ma courte existence... Tout cela aura réussi à me changer, à tel point que je ne suis plus vraiment pressé de quitter cet endroit. Je n'ai même pas encore tenté de m'échapper par l'usage de la Sorcellerie, je préfère de loin me complaire dans ma misère, tandis que les autres se battent contre des démons dont ils n'ont même pas idée. Seul un désir de vengeance entretient encore la flamme qui m'habite...



     Et je me prends à penser aux dernières paroles des Chroniques de mon illsutre prédecesseur, Corwin, mais mes conclusions sont toutes autres...
     Caine: mon Père, mon Maître, mon bourreau. Qui êtes-vous? Qui êtiez-vous? Je ne comprends toujours pas vos motivations, vos méthodes, vos buts ni même le rôle que vous jouiez dans ces événements, mais je suis sûr que vous y aviez un sombre rôle. Je méritais mieux comme père, et pourtant, je me prends presque à chaque instant à penser à vous, et je ne puis croire que vous êtes réellement mort, je tente vainement de dessiner des Atouts, et votre visage revient trop souvent sur ces bouts de papier sans pouvoir. Un échec de plus à mon actif... Mais comment avez-vous pu faire ça, à moi, à Ambre? Pourquoi maintenant? Vous n'aviez que peu d'amis, mais encore moins d'ennemis, car vous viviez selon l'adage: "on n'est jamais mieux trahi que par ses amis". Alors, qui a bien pu vous occir de cette manière? Je brûle de le tenir enre mes mains, et de lui faire subir le même sort, de lui planter mon épée en plein coeur, et de sentir le sang encore fumant s'écouler de la plaie béante, emportant avec lui la vie de cet être abject. Soyez heureux mon Père, car si je sors de ma retraite forcée, ce sera sans doute pour vous venger, pour tuer un homme et mourir enfin... Alors peut-être, nous reverrons-nous...
     Flora: ma Tante, vous n'êtes qu'un pion vous aussi, mais vous n'avez pas voulu accepter ma proposition d'aide. Vous avez voulu souiller la mémoire de mon Père, et me présenter à tous comme un bouc-émissaire. Vous, vous qui devriez plus que tous vos autres frères et soeurs, chercher un nouvel équilibre pour notre Monde, vous vous accrochez vainement à un passé révolu, obsolète et perdu à tout jamais. Votre faiblesse n'excuse rien; je vous méprise, et trouverai peut-être même la force de vous haïr, qui sait...
     Fiona: où êtes-vous ma Tante, qui auriez pu m'aider et me soutenir dans cette mauvaise passe? Malgré les innombrables secrets que vous n'avez pas voulu me dévoiler, et bien que vous m'ayez abandonné, je crois encore en vous, pour je ne sais quelle raison stupide... J'espère encore que nos chemins se croiseront bientôt, comme vous me l'avez promis, et qu'alors les réponses que j'attends de vous... Mais non, je n'attends même pas de réponses, je préfère me désinteresser, me distancier complètement de la situation... par lâcheté? Peut-être, mais plutôt par lassitude je crois... Je désire simplement vous revoir...
     Bleys: pour vous seul une haine tenace est née en moi. Vous ne bénéficiez pas des circonstances atténuantes comme votre soeur, car vous n'avez jamais montré une quelconque tendresse ou amitié à mon égard, simplement le mépris amusé et réducteur que vous offrez à tous ceux que vous croyez inférieurs. Mais gare! Car pour vous seulement, j'ai encore envie de me dépasser, et de vous prouver que mes talents ne se cantonnent pas aux belles paroles vides de sens, mais vont également jusqu'à l'assassinat... Et si Père est bien mort, et si je ne trouve pas le coupable, soyez sûr que je vous tiendrai pour responsable, avec la même désinvolture meurtrière dont vous avez déjà fait preuve à tant de reprises. J'aurais pu être un fils pour vous, car j'aurais pu vous ressembler plus que je ne ressemblerai jamais à mon Père, mais je ne serai qu'un ennemi implacable, et votre chair goûtera la lame de la dague qui me fut offerte autrefois par Père...
     Bénédict: mon Oncle, nous ne nous connaissons que trop peu, et les circonstances vous ont poussé à mal me juger. Qu'importe, je vous respecte et ne vous en tiens pas rigueur. Vous ne faites pas partie des intriguants, et pour cela, je vous suis reconnaissant. Vous aussi, vous cherchez à protéger Ambre, et pour cela aussi, vous avez mon respect...
     Gérard: vous aussi, vous m'avez mal jugé, mais la faute n'en revient qu'à Flora n'est-ce pas? Je ne sais si vous pourrez réellement influer sur les événements présents, car leur complexité nous dépasse tous, et je crains que seule une poignée d'élus, dont vous ne faites pas partie, soit capable de maîtriser quoi que ce soit dans la tourmente... Mais qu'importe, je vous le souhaite, car votre stabilité, votre hônneteté et votre courage, qui font défaut à certains de vos pairs, ne peuvent être que bénéfiques à Ambre...
     Julian: merci mon Oncle, pour le soutien que vous m'avez apporté et ce, bien que je fusse condamné avant même que vous n'ayez à parler. Je suis sûr que ma défense de Caine a influé sur votre décision, mais je crois qussi que vous avez su voir en moi, que vous en savez peut-être même plus sur ma personnalité que moi-même. Qu'importe ce que disent les autres à mots couverts, vous avez toujours su rester fidèle à vos idéaux, et votre aide sera précieuse, à Ambre, pour sa survie, comme à moi, si je parviens un jour à renaître de mes cendres...
     Llewella: quels sont les desseins secrets, ma Tante, qui vous ont poussé à me soutenir? L'envie de tenir tête à vos pairs ne vous ressemble guère... Que me préparez-vous, quel sera pour moi le prix de votre aide? Je ne sais mais qu'importe, merci. J'ai peu d'amis en Ambre, et j'espère pouvoir un jour vous compter parmi eux...
     Deirdre: Deirdre, douce Deirdre, où êtes-vous? Etes-vous cachée dans ce corps de femme au regard enfantin, que l'on nomme maintenant Cassandra? Etes-vous la clé du mystère qui pèse sur Ambre, ou simplement un pantin de plus aux mains du marionnettiste dément et inhumain qui nous manipule tous? J'éspère vous retrouver bientôt, et vous aider à redevenir ce que vous étiez. Pourvu que mes paroles ne vous aient pas mise en danger! Des ennemis sont sans doute parmi nous, et je n'aurais pas dû compromettre votre survie de cette manière, mais que voulez-vous, une fois de plus mon futile désir de m'intégrer à ma famille m'a poussé à agir maladroitement... Je ferai tout pour réparer cette erreur, je vous le promets...
     Corwin: où êtes-vous mon Oncle? Faites-vous partie des pions, ou des joueurs? Des observateurs ou des acteurs? Peut-être êtes-vous déjà parmi nous, à l'insu de tous, peut-être restez-vous prisonnier d'une force inconnue... Mais chaque jour qui passe, je me sens plus près de vous; je revis en pensée vos épreuves, les compare aux miennes, et comprends chaque fois un peu plus votre point de vue et vos motivations... Vous êtes aujourd'hui une des rares personnes que je désirerai rencontrer, et j'aimerais tant entendre votre opinion sur la situation générale, et sur la mienne en particulier. Mais qui êtes-vous devenu? Etes-vous resté le même, celui que je connais à travers ses écrits? Qui sait, un jour peut-être...
     Random: mon Roi, mon Oncle, j'attends avec une certaine impatience votre guérison. Nous avons à parler...Seul à seul... J'éspère trouver en vous une oreille attentive... Mais il est trop tôt pour en juger. Bientôt, nous saurons, et alors, je serai réellement face à mon destin, car cette entrevue décidera sans doute de mon avenir...
     Brand: si Deirdre est revenue, où êtes-vous? La haine que vous portez à vos frères et soeurs (et en particulier à mon père) doit être tangible maintenant, et je n'ose imaginer ce dont vous êtes capable aujourd'hui. Mais, peut-être n'ai-je pas besoin d'imaginer, mais seulement d'observer les ravages auxquels Ambre et les Ombres, et même les Cours sont soumises... Parfois, il me semble sentir votre présence insidieuse. Peut-être n'est-ce que mon imagination, mais votre ombre hante le Palais... Mais qui étiez-vous alors? je me demande souvent si, comme on le dit, l'Histoire est écrite par les Vainqueurs... Si c'est vrai, qui étiez-vous alors? Et comment serai-je présenté bientôt? Peut-être fera-ton de moi vôtre fils illégitime et dément, dont les plans absurdes ont échoué par maladresse dans les Chroniques de Kalmdeck, lorsque ce dernier sera glorifié pour avoir brillamment sauvé Ambre... Qui sait, peut-être étiez-vous simplement...comme moi...




     Et mes pensées se tournent ensuite vers mes cousins et cousines, vers ces jeunes gens qui jusqu'à maintenant ont partagé ma vie...
     Erwil: non seulement tu m'as trahi, mais tu as également récusé une fois de plus, une fois de trop notre père. Qu'un conflit vous ait opposé, je le comprends, car j'ai moi aussi eu à le confronter à maintes reprises. Mais que tu manques d'élever ta voix comme je l'ai fait, que tu gardes un silence contrit, lorsque Flora souille sa mémoire, alors que l'on vient à peine de t'apprendre qu'il a été assassiné, ça je ne peux le tolérer. Je te mérpise, Erwil, sache-le, sois bien conscient que je te le ferai comprendre par tous les moyens, et que tu n'en ressortiras pas indemne. Tu te crois capable de faire face à la situation, mais ton intellect défaillant ne peut pas être remplacé par ton épée à chaque reprise. Des Maîtres d'Armes, Ambre en compte beaucoup, et tout autant de Complotteurs. Mais tu n'es ni l'un ni l'autre, seulement un barbare égaré dans conflit qui te dépasse et auquel tu ne pourras pas te mesurer. Tu me répugnes, et ta trahison n'est qu'une justification de plus pour ma haine et mon courroux. Ta déchéance vengera mon Père comme elle vengera mon honneur blessé. Sois maudit, Erwil, et prends garde, car je serai dans chaque ombre que tu traverseras imprudemment, et ton dos ne sera jamais à l'abri d'une de mes dagues...
     Rigel: où es-tu mon ami? Nous partagions la même vision des choses, ou du moins je le crois. Et puis tu as disparu. Aurais-tu péri toi aussi dans la temête? Je souhaite que non, et j'éspère pouvoir trouver en toi, à notre retour à tous deux, un allié de plus. Il me le faudra bien, devant la tâche que je me suis fixée...
     Kalmdeck: Pourquoi? Tu ne connais rien des coutumes d'Ambre, et tu n'as jamais pu vraiment savoir qui j'étais Et pourtant tu as décidé de trancher, me condamnant au déshonneur et à l'emprisonnement. Dois-je te haïr pour cela? Je ne sais. La haine qui m'habite n'est pas vraiment destinée à ceux qui m'ont condamné; je suis à la fois trop serein et desespéré pour cela. Et pourtant, ton arrogance, ta suspicion, ton désir de cacher le peu que tu sais... Je ne te fais pas confiance Kalmdeck, et mieux vaut prévenir que guérir... Prends garde Kalmdeck, et ne t'avise pas de croiser mon chemin. Jadis, nous aurions pu parlementer, mais je n'ai aujourd'hui plus rien à perdre, et je ne laisserai rien m'arrêter...
     Erwan: notre amitié a été difficile, et exigeante, car nous sommes fort différents. Nos méthodes varient, et parfois entrent en conflit, tout comme nos buts personnels. Le premier contact fut ardu, tant nous recherchions à nous imposer tous deux auprès de nos congénères. Pourtant, je peux affirmer que ce temps est loin, et je crois même avoir enfin trouvé en toi l'allié et l'ami que je cherchais depuis si longtemps. Tu as eu le courage de chercher en moi, de me comprendre, et d'agir. Tu m'as fait confiance, comme j'ai cru en toi et en ton hônneteté. Je t'ai prouvé ma loyauté et tu me l'as bien rendu. Les épreuves que nous avons traversé n'ont fait que confirmer cela, et ont consolidé ce lien qui nous unit. Que tu m'aies soutenu contre vents et marées est déjà remarquable. Que tu sois allé à l'encontre des propos de ta Mère est admirable. Merci à toi mon ami. Mon aide t'est acquise et, qui sait, peut-être te sera-t-elle d'un précieux secours dans un avenir tout proche...
     Gormond: qui es-tu, homme des Cours? Ton aspect mélancolique et sombre, tes connaissances mystérieuses, les secrets que tu portes en ton sein contrastent bien avec la désinvolture dont tu fais parfois preuve... Je ne sais que penser de toi, et préfère retenir pour l'instant mon jugement. Ce n'est pas d'ici que je pourrai observer tes faits et gestes, et j'attendrai donc de te retrouver pour me forger une opinion. D'ici là, ne me déçois pas, car ma haine est un fardeau lourd à porter, et je la distribue plus largement que jamais...
     Tanya: alors que les épreuves que nous avions traversées ensemble avaient créé entre nous une amitié forte, alors que je croyais enfin avoir trouvé en Ambre une alliée sincère, qui ne cherchait pas simplement à utiliser les autres pour se hisser sur les plus hautes marches du Pouvoir, voilà qu'une fois de plus ma naïveté et mon inconscience sont châtiées. Tu m'as trahi de fort belle manière, ma chère Tanya, car ton abstention n'est qu'une manière élégante de me condamner tout en te ménageant une échappatoire. Je t'avais sous-estimée dans le grand jeu politique d'Ambre, et mal m'en a pris. Mais aujourd'hui, alors que je te vois, impassible, égale à celle que j'ai rencontrée le premier jour de cette croisade maudite, j'en viens à me demander qui tu es réellement... Je vois maintenat en toi un autre de ces clones sans âme, un drone, une machine, certes efficace, mais incapable d'évoluer, d'apprendre des événements... Peut-être est-ce mon aigreur devant ton comportement abject, je ne sais... Mais aujourd'hui, quelque chose s'est brisé en moi lorsque je t'ai vu argumenter afin d'obtenir ton droit à l'abstention, et tu ne me retrouveras plus. Tu as perdu un allié Tanya et, fusse-t-il faible et incompétent comme tu sembles le penser, tu as gagné un ennemi...




     Je me relis, et ris une fois de plus de ma bêtise. Quelle utilité en effet dans ces paroles vides de sens et de pouvoir? Je me remets quelques instants au dessin, crois une fois de plus trouver enfin l'inspiration surnaturelle qui me permettra de créer un Atout, et me rends encore à l'évidence: c'est un échec de plus, bien sûr... Mais là-haut, le soleil brille-t-il toujours, ou les nuages et la tempête ont-ils repris leurs droits? Qui sait, peut-être finirai-je noyé, oublié de tous lors d'une prochaine inondation... A cette idée, je ris, mais seul l'écho fugitif des sanglots qui suivent répondent à ma détresse...





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