Je me réveille une fois de plus. Cela fait quelques heures que j'ai terminé de rédiger mon Journal... Du moins je le crois. J'ai si rapidement perdu toute notion du temps que je ne sais pas vraiment si cela fait queqlues heures, quelques jours, ou peut-être une ou deux semaines que mon ombre hante ce cachôt insalubre... Je me suis si vite déconnecté de ma vie... Mais dois-je en être fier? J'ai plutôt peur; il me semble parfois que mon humanité est en train de m'échapper. Parfois, j'ouvre les yeux, et me rends compte que je n'ai pas pensé depuis un certain temps. Je n'ai pas dormi non plus, mais mon esprit s'est arrêté de tourner, et j'ai contemplé béatement les ombres chinoises qui se chevauchent sur les murs crasseux et les pierres émoussées par le temps et le travail incessant de la Nature. Et quelle Nature! Dans ce lieu où la lumière du jour ne peut pénétrer, toute la force de la Terre se fait sentir. Mais la claustrophobie que chacun devrait ressentir dans un tel lieu, oppressant tant par sa situation que par chacune de ses salles, de ses ombres, de ses recoins, tous lourds de souvenirs et de secrets, cette claustrophobie passe rapidement, pour laisser un sentiment de vide, de neutralité. Les sens semblent parfois s'émousser, comme cette odeur légèrement putride, sans doute due aux infiltrations, que je ne remarque même plus; à d'autres moments pourtant, il me semble qu'ils sont décuplés par cette longue séance d'introspection, cette méditation imposée par Flora et les autres. Lorsque j'éteins ma bougie, parce que je n'écris ni ne dessine plus, mes yeux sont pourtant capables de repérer le moindre rayon de lumière qui peut traverser la lourde porte de ma prison. ce rayon, pourtant si affaibli par son chemin, sinueux et parsemé d'embûches, arrive néanmoins à illuminer ma paillasse crasseuse d'une lumière presque aveuglante, comme s'il contenait en germe toute la force d'un soleil... Et là encore, mon esprit échappe à mon contrôle et vogue sur des horizons lointains et incompréhensibles. Et quand je parviens à rentrer de nouveau en contact avec cet oiseau fuyant, il ne me ramène que le goût amer d'un désir de liberté inassouvi et la promesse, le mensonge de jours meilleurs.



     Parfois, un garde passe, sans doute pour m'apporter le maigre repas qui m'est alloué. Mais ce n'est pas une méthode satisfaisante pour contrôler le temps qui passe, car je suis souvent perdu dans mes pensées, et le repas que je vois lorsque j'ouvre les yeux pourrait aussi bien être celui de la veille que ce qu'on vient de m'amener à l'instant. On pourrait penser que tout contact humain me serait cher, mais il n'en est rien... Les gardes ont tenté de me parler les premières fois, l'un d'entre eux m'a même fait part de sa compassion, et le garde même que j'avais frappé à la nuque est venu me voir pour m'expliquer qu'il ne m'en tenait pas vraiment rigueur. je les ai remercié, mais ma voix semblait étrangement distante, et les mots qui sortaient de ma bouche n'étaient pas vraiment les miens. Au bout d'un certain temps, voyant que je ne répondais que rarement à leurs paroles, ils ont abandonné et m'ont permis de me retrouver enfin seul avec mes pensées, qui m'enveloppent comme un cocon et me séparent de la douleur qui devrait être mienne. Parfois, ces événements me reviennent à l'esprit, et je me demande pourquoi j'ai ainsi agi... Et la vérité nue m'apparaît, et me glace tant le sang que je préfère l'oublier aussi vite. Car, si je ne désire pas vraiment avoir de contacts avec eux, c'est parce qu'ils ne peuvent rien m'apporter. J'attends avec impatience seule l'entrevue avec Random, car lui seul peut m'apporter le soutien dont j'ai besoin, et des réponses à mes questions, et surtout me sortir de cette état de léthargie, de cette incertitude qui me ronge... Car tel est mon fardeau: l'inaction me pèse, et l'incertitude, quant à mon avenir, à ma survie, ne fait qu'amplifier ce sentiment d'impuissance qui me torture et m'éloigne toujours un peu plus de moi-même...



     Alors je tente vainement de conjurer ces démons, et je me lance avec ferveur et fébrilité dans les travaux que je me suis imposés: j'écris ce journal, qui sera peut-être le dépositaire de mes dernières heures, je dessine, j'arpente mon cachot, non à la recherche d'une sortie secrète, mais plutôt d'une issue spirituelle à mes angoisses. Seule l'étincelle de rage qui m'habite me permet encore de repousser les ténèbres du néant qui me rongent peu à peu de l'intérieur, et je fais de mon mieux pour encourager ceci, pour raviver cette flamme en soufflant sur ses cendres encore rougeoyantes, en échafaudant les plans les plus incroyables; méritent-ils tous la mort? me demande-je. Doivent-ils subir chacun un châtiment à la mesure de leur félonie, ou devrais-je sacrifier ce raffinement sur l'autel de l'efficacité, et tenter de trouver un moyen sûr d'aboutir à mes fins?




     Quelques heures plus tard, je me réveille en sursaut. Je crois avoir discerné un mouvement fuyant dans l'ombre qui tapisse les murs crasseux de ma cellule, mais c'est autre chose qui a eveillé mes sens... J'avais remarqué en arrivant que l'on m'avait amené dans une aile déserte de la Prison, loin des malfrats et autres contrebandiers qui pourrissent ici. Mais la raison n'en était pas la mansuétude de Flora... Je pense plutôt que la gigantesque cage métallique, faite d'un alliage étrange et légèrement iridescent, dont j'avais entrevu la partie visible, qui entoure toute cette zone et change suffisamment les lois de la Nature pour empêcher toute magie est la raison essentielle de mon isolement. Et pourtant, je sentais confusément que la magie avait repris ses droits... Je découvris également que mes sens ne m'avaient pas trompé. Une petite sphère de lumière aveuglante commençait alors à se former, et grandissait, jusqu'à ce que je sois obligé de détourner le regard...
     "Hihihi"... Une petit rire enjoué fit alors écho dans ma cellule. Devant moi se tenait maintenant un vieillard malingre et bossu, dans le visage duquel roulaient deux yeux fous... Dworkin! Je ne l'avais jamais rencontré, mais je n'eus aucun mal à le reconnaître... L'instinct de survie doit être particulièrement bien ancré dans les gènes ambriens, car mes sens étaient tout d'un coup en éveil, et la léthargie morbide qui m'avait étreint jusque là était oubliée, au moins temporairement... Mais je pris soin de ne rien laisser transparaître, et gardai le silence.
     "Hihihi" reprit-il " tu es enfin revenu pour continuer cette partie..." A ces mots, il tira d'un angle de la pièce une petite table basse, portant un lourd échiquier finement ouvragé. Mais ce n'est pas tant l'échiquier lui-même que les pièces qui attirèrent mon regard. Quoique montées sur un socle de bois classique, qui portait le symbole de leur rôle dans la partie, chaque pièce était un chef-d'oeuvre, taillée dans une roche magnifique (les blanches dans une pierre d'un balanc laiteux, proche du marbre le plus pur, et les noires dans une roche translucide rouge sang) si finement gravée que chacun des détails était visible, des plis des habits qui ornaient les personnages, jusqu'au mouvement de leur chevelure. Mais plus encore, certains des protagonistes ne m'étaient pas inconnus! J'apparaissais moi-même, comme un pion bien entendu, mais d'autres visages familiers étaient bien visibles, et leur place sur l'échiquier me réservait bien des surprises...
Dans le camp des "Noirs":
* Connus: Pion 1: Gormond; Pion 2: Kalmdeck; Pion 3: Tristan, moi-même; Pion 4: Erwill; pion 5: Rigel; Pion 6: Erwan; Cavalier 1: Fiona; Tour 1: Benedict; Tour 2: Caine; Fou 1: Bleys; Fou 2: Sand
* Inconnus: Cavalier 2: un barbu brun, malingre, à l'air fourbe; Roi: un jeune homme au front haut, portant une ample tunique; Reine: une jeune blonde à la beauté stupéfiante

Dans le camp des "Blancs":
* Connus de moi: Pion 1: le Serpent du Chaos; Pion 2: Deirdre; Pion 5: Tanya; pion 6: Brand; Tour 1: L'homme qui poursuit Fiona, le "Golem"; Cavalier 2: Delwin
* Inconnus: Pion 3: une combattante, l'air sévère, portant une longue natte ramenée devant; pion 4: un jeune homme aux cheveux blancs, portant une boucle d'oreille et arborant un sourire ambigu; Tour 2: une femme d'âge mûr, aux yeux clairs et aux pommettes saillantes, et portant une longue robe à la mode antique; Cavalier 1: une jeune femme, coupée à la garçonne, aux cheveux clairs et habillée d'un justaucorps; Fou1: un homme âgé portant une tunique ornée de pointes, de cônes et de motifs serpentiformes; Fou 2: un jeune homme brun, aux cheveux ondulés; Roi: seule pièce non sculptée du jeu, une pierre brute et transparente; Reine: une femme mûre, à l'air sérieux, aux longs cheveux dénoués, portant une robe fourreau et de nombreuses bagues...



     En face de moi, le petit homme difforme attendait mon mouvement, et jouait distraitement avec des pièces qu'il avait tirées de son ample tunique, mais à mon grand étonnement je remarquai que ces pièces ne correspondaient pas à celles qui avaient disparu du plateau de jeu... Et pourtant, je devais agir, jouer, ou lui parler... Mais tant de possibilités s'offraient à moi...





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