Quelques semaines plus tard, je revenais du Manoir des Bayle, où Flora m'avait envoyé pour m'enquérir de leur possible venue à une réception au Palais. J'étais épuisé, plus mentalement que physiquement. Flora ne m'avait en effet pas informé de la raison première de cette réception, et j'avais donc décidé, afin de m'entraîner à l'une des activités les plus pratiquées en Ambre, de jouer au plus malin en faisant croire que j'en savais plus que de réalité. Les Bayle sont cependant proches des hautes sphères du Pouvoir, à tel point que mon stratagème fut rapidement mis à jour. Heureusement, Lord Bayle est un homme bon, et il connaît mon histoire mouvementée (du moins ce que j'ai bien voulu lui en dire ; je sais au moins garder mes secrets). C'est pourquoi il ne m'en tint pas rigueur et rit même de bon cœur, reconnaissant que je l'avais mystifié au début…
     Quoi qu'il en soit, la fatigue s'était emparée de moi et je m'enfonçai avec délectation dans mon lit sans même avoir fait mon rapport à Flora.



     Quelle ne fut pas ma surprise lorsqu'elle vint elle-même me quérir le lendemain… Telle une tornade multicolore (elle était réellement magnifique dans cette robe aux multiples couleurs pastel), critiquant tout de ma modeste suite, elle réussit cependant à m'extirper un compte-rendu de la visite de la veille, et m'annonça que je devais me préparer pour la réception. Cette fois, je fus plus habile qu'avec Lord Bayle, et je parvins à apprendre qu'Ambre recevrait ce soir même d'importantes délégations du Cercle d'Or et des Cours du Chaos. Intérieurement, des sentiments contradictoires m'assaillèrent : je ressentais une certaine irritation de ne pas avoir été mis au courant (je n'étais en Ambre que depuis peu, et déjà je prenais tous les travers de mes aînés !), mais surtout mon agitation était à son comble : les Cours, ce lieu fabuleux que j'attendais de découvrir, allait venir à moi !
     Ma joie fut cependant de courte durée : Flora m'imposa de suivre les conseils avisés de Dame Margot. "Ma tante, quand accepterez-vous que je sais me tenir à table ?" lui rétorquai-je, mais elle ne voulut rien entendre. Et tous ceux qui l'ont déjà rencontrée savent que personne ne peut lui résister bien longtemps.
     A peine avais-je eu le temps de m'habiller et de vérifier la présence de "Murmure", ma rapière, à mes côtés, que je me retrouvai propulsé sous les injonctions de ma tante vers un petit salon au charme désuet, dans un aile reculée du Palais. C'est en y rentrant que je pris enfin réellement conscience du fait que je n'avais cessé d'aller de surprise en surprise depuis huit ans, et que ce jour même pourrait bien en voir une spectaculaire apothéose. En effet, alors que j'avais en vain tenté d'en rencontrer au moins un pendant ces dernières semaines, se trouvaient réunis trois personnes de mon âge, et que je reconnus comme de jeunes Ambriens: le premier était un jeune homme à l'air mystérieux, aux traits fins mais au regard mélancolique, dont les vêtements raffinés noirs bordés d'or dénotaient tout particulièrement avec la tenue frustre du deuxième, un géant blond aux traits durs mais non dénués d'intelligence et portant sur lui une énorme épée large, que j'aurais sans doute eu du mal à soulever à deux mains. Le troisième me frappa plus encore, car je le connaissais : c'était Erwil, mon demi-frère (bien qu'il n'en sache rien : je connais et comprends sa rancune envers Père, et je ne désire pas rouvrir de blessures douloureuses), dont les marins de mon père m'avaient fait une description très exacte: grand et lugubre, aux longs cheveux noirs, aux yeux d'un vert lumineux mais surtout arborant par ses vêtements des couleurs quasi-identiques aux miennes (ce qui me fit craindre un instant, avec une vague ressemblance que j'étais sans doute le seul à remarquer, que ma supercherie ne soit découverte).
     S'ensuivit une longue et douloureuse séance d'essayage. La lumière ambrée du soleil filtrée par les vitres poussiéreuses de cette aile abandonnée du château nous permettait de voir devant nous une sorte d'immense garde-robe, et Dame Margot n'attendit pas bien longtemps avant de nous forcer à enfiler costume sur costume... La matinée passa donc très lentement, mais le pire était encore à venir... En effet, Flora avait préparé pour nous une torture encore plus perverse, à laquelle elle convia également son propre fils. C'était Erwan et je l'avais déjà vu au détour d'un couloir, mais si lui me reconnut, il ne me le montra en rien. Simple dans ses manières, il semblait étrangement détaché de la scène, peut-être à cause de l'indépendance que lui conférait sa filiation. Les heures s'écoulèrent à choisir avec grâce et soin la fourchette adaptée à chaque plat, à exécuter les plus serviles révérences...
     Enfin, alors que nos ventres (et tout spécialement celui de Kalmdeck) commençaient à crier famine, notre tortionnaire nous laissa enfin prendre notre envol. Je proposai aussitôt d'aller déjeuner tous ensemble (de telles exactions auraient du tisser des liens étroits entre nous), mais Kalmdeck déclina mon offre, afin d'aller se documenter à la bibliothèque, tandis qu'Erwan prétextait une quelconque obligation auprès de sa mère. Nous restions trois, et nous nous dirigeâmes vers la sortie du Palais, car j'avais dans l'idée de leur faire découvrir un fameux restaurant de poisson dans une des ruelles adjacentes au Vieux Port : "Au Chat Funambule", auberge tenue par le Vieil Anselme, un homme sympathique à qui je conservais une certaine tendresse, car c'est chez lui que j'avais mangé pour la première fois en débarquant en Ambre. Nous fumes bien accueillis, la nourriture était excellente, et même la pisse de Bayle servie semblait particulièrement bonne après une matinée aussi harassante, mais la conversation fut des plus mornes. Une certaine tension, qui est malheureusement je le crois inhérente à notre famille, s'était lentement bâtie entre nous, et nous évitâmes d'aborder tout sujet sérieux ; seules des paroles insipides et superficielles jaillirent de nos bouches ce midi là. Il allait en être de même dans les prochains jours, et ce malgré tous les évènements... Mais je m'égare.



     Après ce repas agréable, nous revînmes sans encombre au Château, où nous nous séparâmes. Je me rendis à ma chambre et, tout en observant distraitement les alentours (le ciel se couvrait lentement), je me mis à une tâche fastidieuse mais indispensable : je mémorisai quelques sorts. Père m'a appris à être préparé à toute éventualité, et de toute façon une telle gymnastique mentale m'a toujours fait du bien. J'en avais d'ailleurs particulièrement besoin en ce moment, car la situation présente, les secrets de Random étaient en train de former confusément une idée dans mon esprit. Je n'arrivais pas encore à la formuler, mais une subtile angoisse avait pris naissance dans mon esprit : pourquoi inviter tous les alliés potentiels d'Ambre ? Pourquoi rechercher soudain tous les Ambriens inconnus ? Pourquoi faire un tel mystère de ses projets ? L'idée qui me vint d'abord était qu'une guerre se préparait, et que Random voulait donner à ses alliés une certaine cohérence. Mais je sentais au plus profond de moi-même que la situation était beaucoup plus complexe, et que trop de variables m'échappaient pour pouvoir conclure si facilement...
     Après ces quelques heures, je me remis à la lecture d'un de mes livres d'Histoire. Depuis mon arrivée, j'en avais dévoré des dizaines afin de rattraper en quelque sorte le temps perdu, et celui-ci m'intéressait beaucoup, car il traitait de la Généalogie complexe de notre famille, et en particulier de la question épineuse de la légitimité de chacun quant à un éventuel règne. Mais il était écrit que je ne terminerais jamais ce livre. En effet, à peine avais-je parcouru quelques pages que j'entendis une rumeur provenir de l'extérieur. Sortant de mes appartements, je me retrouvai nez à nez avec Droppa Ma Pantz, le Bouffon de la Cour. Les années se lisaient sur son visage plus qu'à son habitude et ce, d'autant plus qu'il était habillé en habits civils. Il fumait tristement une cigarette, et ses yeux dans le vague semblaient fixer quelque chose au-delà du spectacle qui se déroulait en contrebas.
     Et quel spectacle ! La délégation du Chaos venait d'arriver. La foule ambrienne massée les accueillait respectueusement, et avec beaucoup d'étonnement. Les Chaosiens avaient revêtu leur forme humaine, et tous portaient de magnifiques costumes, ou des armures faites de splendides matériaux. Mais leurs montures, elles, n'avaient rien de naturel : palefrois aux narines enflammées, créatures indescriptibles aux ailes membraneuses de chauve-souris, animaux monstrueux... Toute cette procession fantastique se déplaçait dans un grand silence et avec un sérieux que leurs visages fermés ne venaient pas trahir. Cette vision d'un autre monde m'empêcha de me concentrer sur les quelques paroles murmurées par Droppa, que j'oubliai aussi vite. Je me rendis compte qu'il était temps de se préparer.
      A peine avais-je eu le temps de rentrer dans ma chambre que je sentis le contact, peu familier, d'un Atout. Avec une certaine appréhension, je m'ouvris à cette présence étrangère et j'aperçus, avec un certain soulagement, le visage de Père. Son visage trahissait une très légère tension, sans doute due à l'arrivée des Chaosiens, mais cette distraction ne l'empêchait pas d'habilement dissimuler l'endroit dans lequel il se trouvait. Je ne distinguais que des formes vagues et sombres.
      "Tristan, me fit-il de sa voix si caractéristique, je viens d'amener une jeune femme, comme je t'ai toi-même amené ici. Ainsi j'aurai rempli ma mission avec un zèle égal à celui de ton Oncle Gérard, et les soupçons qui pèsent sur moi, ou qui pourraient peser sur toi en seront dissipés. Je n'ai cependant pas eu le temps de la questionner suffisamment, et je m'interroge sur son passé. De plus, elle est un peu désorientée. Je te demanderai donc de la surveiller discrètement et de t'assurer qu'elle s'adapte bien à sa nouvelle famille (un grognement ironique). Quoi qu'il en soit, n'oublie pas de me rapporter toute chose intéressante. Les actes de Random m'intriguent. Je compte sur toi (cette dernière phrase reste, malgré ses efforts, presque dénuée de sentiments. Je sens en monter en moi un aigreur qui se transforme presque en colère lorsque je repense aux souffrances qu'il m'a inconsciemment infligées à moi et à Mère pendant mon enfance, mais je parviens à me contenir). A bientôt Tristan ". Et, dans un éclat irisé, je retrouve devant moi ma chambre telle que je l'avais abandonnée. Mes poings se serrent convulsivement, mais je parviens à me pousser à enfiler les habits que je dois porter à la soirée. J'entends déjà les serviteurs du Palais s'affairer, et je m'apprête donc pour me rendre dans le Hall de Réception du Palais...



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