J'ai appris, bien par hasard, que les aventures de mon Oncle Corwin avaient eu beaucoup de succès en Ombre Terre. La situation est telle aujourd'hui que je me permets de faire la même chose, en espérant seulement que quelqu'un lira cette chronique. A vrai dire, je le fais surtout dans le but bien égoïste d'exorciser certaines de mes craintes et, pourquoi pas, de prendre un peu de recul sur une position de plus en plus complexe.



        Mais commençons par le commencement. Je me prénomme Wyrd, qui signifie Destin ou Fatalité en gaélique, mais tout le monde me connaît sous le nom plus anodin de Tristan. Je suis né dans une Ombre que ses habitants nomment Kawanee. Je pressens déjà que certains s'interrogeront sur ces mots énigmatiques : qu'est-ce donc qu'une Ombre ? Eh bien soit, je vais vous le dire : c'est une insignifiante goutte d'eau dans l'océan des réflexions imparfaites d'Ambre, la Ville Eternelle, la Seule Réalité. Vous trouvez que cette explication est encore plus cryptique que les mots qui l'avaient justifiée ? Qu'à cela ne tienne, vous comprendrez en temps et en heure…
        Mais revenons donc à Kawanee : c'est une Ombre très proche de la vôtre, à cela près que les occidentaux n'ont jamais tenté de découvrir les Amériques. Les civilisations présentes ont ainsi pu prospérer et c'est ainsi que les Indiens rencontrèrent les Aztèques, puis les Mayas et enfin les Incas. Par une alchimie mystérieuse, ces peuples pourtant si disparates réussirent à s'entendre et créèrent une Confédération, facilitant ainsi les échanges culturels et commerciaux.
        Je suis né là-bas à une époque qui correspondrait à la fin de votre Renaissance, dans une famille noble, mais je n'ai tout d'abord pas connu mon père, qui était parti (comme me le raconta plus tard ma mère) pour ne plus revenir. Pendant les dix-huit années qui suivirent, je fus initié à tout ce que doit savoir un gentilhomme : les Arts Nobles comme la musique, la danse, la courtoisie ou l'équitation, les Arts Guerriers comme le duel, la tactique et le combat à mains nues mais aussi les Arts Obscurs de l'espion et de l'assassin : furtivité, écoute, empoisonnement… Ma mère me fit apprendre ces disciplines à contrecœur, parce que mon père le lui avait demandé, et c'est alors que je compris qu'elle l'aimait encore, et qu'elle attendait inlassablement son retour, lui qui nous avait abandonnés et pour qui je ne nourrissais que haine et mépris.
        Le choc fut alors très difficile lorsque, après ma première campagne militaire (contre un groupe de Toltèques rebelles), je revins pour apprendre que ma mère était morte soudainement deux jours auparavant et que les obsèques auraient lieu le lendemain. Ma douleur fut immense car cela avait été une mère aimante, douce et attentionnée, malgré les nombreuses obligations qui la pesaient. Mais je n'étais pas encore au bout de mes peines car le lendemain, pendant l'inhumation, une silhouette s'avança vers moi. Quelle ne fut pas ma surprise de reconnaître mon Père tel que ma mère me l'avait décrit de nombreuses fois.
        Hébété autant par la douleur que par la stupeur, j'entendis à peine les quelques mots de soutien qu'il daigna prononcer. Je ne remarquais (à part son exceptionnelle présence) que son côté distant et neutre, comme si la mort de ma mère - sa femme ! – n'était qu'un événement anodin et légèrement pénible. Je réagis à peine quand il m'emmena juste après la cérémonie officielle. Après quelques minutes de marche, comme dans un état second, il m'installa dans une petite pièce et referma la porte derrière lui sans un mot, me laissant seul face à ma douleur, à laquelle je succombai enfin. A celle-ci vinrent s'ajouter ma stupéfaction et une grande lassitude qui ne tardèrent pas à me faire sombrer dans le sommeil…



        J'emergeai finalement quelques heures plus tard. Ma vision brouillée se clarifia peu à peu. Le soleil venait déjà darder les murs en bois de cette petite pièce. Le cri d'une mouette, et cette étrange sensation de mouvement… Ce n'est qu'alors que je m'aperçus avec stupéfaction que j'étais sur un navire ! Mon père avait donc osé m'emmener ici sans mon consentement, et sans même me laisser la possibilité de rendre un dernier hommage, plus personnel cette fois, à ma Mère bien aimée. Une colère, une rage dont je ne me croyais pas capable montèrent en moi. C'est à ce moment-là que Père choisit de rentrer dans la cabine. Je me jetai sauvagement sur lui, mais d'un simple geste il détourna mon attaque et m'envoya à terre. En quelques instants il m'avait bloqué au sol. J'avais pourtant été entraîné au combat par un Maître d'Armes fort respectable, et j'avais fait mes preuves plus d'une fois, mais Père m'était très largement supérieur. Cette pensée rationnelle me dégrisa immédiatement, ne laissant qu'un grand vide en moi, et une sorte de douleur faible mais lancinante.
        C'est cependant dans cet instant de lucidité que j'aperçus quelque chose que je ne revis presque jamais : le reflet d'une solitude, d'une mélancolie, d'une tristesse infinies étaient gravées dans ses yeux d'un vert profond. Il m'était presque insoutenable d'en être le témoin… Heureusement, l'instant d'après, ses yeux avaient déjà repris leur aspect habituel : froid et légèrement distant, comme s'il regardait à travers moi, mais non dénués d'une certaine compassion… A vrai dire, la transition fut si brutale que je me demande encore aujourd'hui si je n'ai pas rêvé cet éclat de tristesse, tant j'étais obnubilé par la mort de Mère…
        Mais revenons à cet instant, il y a de cela déjà presque 9 ans : mon père me tenait au sol, mais, étrangement, sa prise était peu appuyée. Dès qu'il se fut assuré que je m'étais un peu calmé, il me laissa me relever et m'invita à m'asseoir. Il me conta alors sa vie, dont je ne vous dirai rien, sinon ce que vous savez déjà par les Chroniques de Corwin, ou par quelques autres documents qui ont pu circuler dans votre Ombre. J'insisterai cependant, comme il le fit devant moi, sur son désir de toujours servir Ambre au mieux de ses possibilités, car je crois que c'est un aspect qu'il est nécessaire de tenir pour acquis si l'on désire comprendre Père. Beaucoup plus tard, alors que le Soleil se couchait et que nous n'avions mangé qu'une petite collation au milieu de ce récit qui me captivait bien malgré moi, nous en arrivâmes à parler des derniers temps. Je sentis la bile monter en moi, mais il m'expliqua qu'il était arrivé quelques semaines auparavant à Kawanee, car il avait enfin terminé Ce Qu'Il Avait A Faire (il ne me précisa jamais ce que c'était). Il s'excusa de ne pas être revenu plus tôt, et de ne pas m'avoir vu grandir (je n'ai jamais su s'il était sincère ; j'ai d'habitude une grande facilité à cerner quelqu'un, et à savoir s'il ment ou non, mais mon père restera toujours un mystère pour moi, tant il maîtrise l'Art de voiler ses sentiments). Il prétexta avoir oublié que Kawanee était une " Ombre où le flux temporel était fort rapide ".
        Je vous vois sceptique : pour la deuxième fois, j'évoque les Ombres, mais ce concept vous est toujours aussi peu familier. Imaginez donc un disque. Au centre de ce disque se trouve Ambre, la Cité Eternelle, l'Ordre Immuable, la patrie de la Marelle. A la périphérie : les Cours du Chaos, un endroit mythique que je n'ai pas encore eu l'occasion de visiter. Et le reste du disque me direz-vous ? Chacun de ses points, et il y en a une infinité, est une Ombre, un reflet imparfait d'Ambre, et l'Ombre Terre n'est que l'un de ses innombrables grains de sable... Plus ce point est proche du centre, et plus il se rapproche de la perfection. Mais il n'y a qu'une perfection : Ambre ! Plus le point se rapproche des Cours, et plus il est corrompu par le désordre qui y règne… Un avertissement cependant : n'allez pas croire que le Chaos est synonyme de Mal, ou qu'Ambre n'est autre que la personnification de la Marelle. De tels concepts simplistes n'ont pas lieu d'être et sont sans rapport avec la Réalité telle que je l'appréhende…



        La discussion, qui désormais porta sur ces concepts qui m'étaient alors étrangers, se prolongea tard dans la nuit, jusqu'à ce que je succombe au sommeil. Dès le lendemain, mon père me nomma Mousse devant tous les marins de son navire, et je me mis effectivement au travail. Je ne sais pas vraiment pourquoi j'acceptai aussi vite de changer radicalement mon mode de vie et de me plier à ses exigences, mais je pense que c'est parce que je me rendais instinctivement compte que je n'avais plus d'attache, et plus aucune possibilité de retour.
        Néanmoins, je faisais bien plus qu'un mousse, car Père s'occupait également de mon apprentissage. Je repris à ses côtés des cours de combat à mains nues (mes maigres capacités en ce domaine le déçurent apparemment quelque peu), et à l'arme blanche (il fut nettement plus satisfait de mes capacités dans ce domaine, mais démontra néanmoins une aptitude absolument phénoménale dans l'utilisation de ses étranges dagues d'émeraude). Mais ce n'était pas tout, car il continua chaque jour de m'en dire un peu plus sur Ambre. J'appris plus tard que j'avais un grand nombre d'Oncles et de Tantes (dont je vous épargnerai la description ; sachez seulement qu'il ne les portait pas tous dans son cœur). Plus tard encore, il commença à me parler de sujets plus Occultes : la Marelle, l'Art des Atouts, la Grande Sorcellerie. J'étais encore sceptique quant à l'existence d'Ombres, mais une escale sur une île dont j'ignorais l'existence et une petite promenade qui nous mena sous des dizaines de climats différents, et autant de périodes de la journée ou de l'année, me convainquit de la véracité de ses dires. C'est alors je crois que ma soif de Connaissance vit le jour. Ces Pouvoirs étaient à ma portée, comme il me l'avait démontré si brillamment… Des rêves sans fins vinrent hanter mes jours et mes nuits. Un jour, un jour peut-être…
        Peu à peu, j'en vins à respecter mon Père. Ce sentiment était encore accentué par les conversations que j'avais avec les marins, qui eux-mêmes reconnaissaient sa valeur en tant que Capitaine, mais aussi en tant que marin et en tant qu'homme. Mais l'amour filial ne me vint jamais ; le lien qui aurait pu nous unir si parfaitement avait été coupé prématurément, et son retour brutal en des circonstances pénibles avait enlevé toute chance de rémission. Je pourrais tout au plus revendiquer un sentiment de compassion pour un homme que je devinais torturé par ses démons intérieurs, et solitaire dans sa quête.


        De nouveau, alors que je commençais à peine à m'habituer à cette nouvelle vie, un changement eut lieu : mon père, décidant que mes progrès le justifiaient, me nomma son Second. Alors que j'avais été confiné la plupart du temps à des tâches solitaires, voire à ma cabine, cette nouvelle affectation m'ouvrit de nouveaux horizons. Tout d'abord, j'eus beaucoup plus affaire aux marins, des hommes solides et simples, qui aimaient la mer et leur métier, ainsi que la bonne ville d'Ambre (que je rêvais de plus en plus de découvrir).
        Mais surtout, Père crut bon de me donner diverses missions de confiance. Elles consistaient généralement en un message à délivrer en mains propres à quelqu'un de précis. C'est pourquoi, régulièrement, le bateau accostait dans un port, à chaque fois dans une Ombre différente (j'étais alors déjà convaincu de leur existence) et mon Père me donnait quelques indications sommaires quant au moyen de trouver la personne à qui était adressée le message. Puis il me disait de partir pour quelques mois. Au début, je ne compris pas pourquoi il m'octroyais autant de temps pour des missions si simples, mais je découvris rapidement que son but était surtout de découvrir des Ombres variées. Cette impression fur renforcée lorsqu'il me laissa une fois ou deux à vagabonder dans une Ombre particulière sans même avoir de message à porter.
        Au début, cette méthode d'apprentissage ( car il s'agissait bien de cela) fut déroutante et pénible. Mais peu à peu, au fur et à mesure que j'assimilais de nouveaux concepts (la technologie par exemple), ces voyages devinrent de plus en plus intéressants, à tel point qu'à chaque fois que je rentrais finalement au navire, je quittais l'Ombre avec regret et attendais déjà avec impatience la prochaine escale. Je découvris ainsi, parmi tant d'autres, une Ombre très primitive, où j'appris à survivre dans un milieu naturel hostile, une Ombre au potentiel magique si fort que les vœux, à peine prononcés, se réalisaient déjà, une Ombre moderne dénuée de toute magie, des Ombres où la technologie avait atteint des sommets difficilement imaginables, parfois à l'aide de la Magie… Je passai ainsi en tout et pour tout plus de 8 ans à vagabonder dans les Ombres, apprenant des rudiments de langue, découvrant de nouvelles créatures, de nouvelles technologies, mettant en pratique mes propres compétences, acquises sur Kawanee ou avec l'aide de Père… Mais au court de tous ces voyages, je ne vis Ambre qu'une fois, et seulement depuis le pont du navire. Père m'avait formellement interdit de descendre (attisant encore plus ma curiosité et mon désir de découvrir cette ville fabuleuse), et je reçus la visite de l'une des mes Tantes, Fiona, qui m'apprit en quelques semaines les rudiments de la Sorcellerie et m'expliqua comment améliorer mes capacités (ce que je fis avec délectation lors des "escales" suivantes, expérimentant régulièrement sur les habitants d'Ombre). Douce Fiona, pour ta patience et ta bienveillance, et surtout pour avoir été la première à m'ouvrir les Portes de la Connaissance, je te remercie et te loue…



        Vous comprendrez donc qu'après 8 longues années et une seule visite, mon désir de découvrir enfin véritablement Ambre en était à son paroxysme. Une fois de plus, ma vie fut bouleversée par un brusque changement, mais cette fois, mon vœu fut exaucé…
        Il y a de cela deux mois environ, après une dernière escale dans une Ombre dont l'environnement physique changeait constamment (je soupçonne qu'elle se trouvait relativement près des Cours du Chaos), nous arrivâmes dans un port, que je reconnus tout de suite comme celui d'Ambre. Aussitôt, une vague d'appréhension, mêlée d'envie m'envahit. Envie car de nouveau Ambre me tendait la main… Appréhension, car depuis l'interdiction formelle par Père d'entrer dans Ambre, je me doutais que quelque chose d'important allait se passer.
        Le soir même, après avoir amarré le bateau, Père vint me voir. Cette image restera à jamais gravée dans ma mémoire, car les derniers rayons du couchant illuminèrent un instant ce regard mélancolique qui m'avait tant marqué, huit ans auparavant. Père m'expliqua la raison de notre venue: le roi Random avait demandé à ses frères de retrouver en Ombre le plus grand nombre possible de jeunes Ambriens, éparpillés au gré des liaisons éphémères qu'auraient pu avoir tous mes aînés avec des habitants d'Ombre; j'en faisais bien sûr partie, mais le rôle que j'avais à jouer était plus complexe: Random n'a en effet toujours pas expliqué cette requête étrange, et mon père désire en savoir plus, et en particulier si la sécurité d'Ambre est remise en question. Plus encore, il désire que j'espionne pour lui mes Aînés, car les langues se délient plus facilement en présence d'un jeune neveu que d'un frère retors et mal-aimé.
        Mais pour cela, j'ai dû une fois de plus me séparer de mon père ; il est rentré en effet en Ambre en même temps que moi, mais m'a présenté comme son trophée et non comme son fils. Le brio avec lequel il a joué ce rôle d'homme arrogant, prêt à arborer toute marque de prestige m'a poussé à me poser une fois de plus des questions sur ses sentiments véritables à mon égard, car la situation me paraît aujourd'hui plus nébuleuse que jamais. Mais revenons à ce soir capital: après cette discussion, et alors qu'une lune plus lumineuse que jamais se levait à peine, il m'emmena dans un endroit dont il ne m'avait jamais parlé : l'onirique cité de Tir-na Nog'th. J'y eus des visions que je tiens à garder personnelles, tant elles touchent à mes peurs et à mes espérances les plus profondes, mais surtout, je parvins à traverser la Marelle. Désormais, son image est inscrite dans mon esprit en arabesques de feu bleuté. Désormais, il ne m'est plus nécessaire de prouver que je suis un Ambrien à part entière…
        Plus tard encore dans la nuit, après m'être fait transporter jusqu'à ma cabine depuis le centre de la Marelle, Père me fit ses derniers cadeaux avant notre départ : un jeu d'Atouts et quatre dagues magnifiquement ouvragées. Pour la première fois, il me montra une quelconque émotion en me donnant une franche accolade. Malheureusement, je ne pouvais pas voir alors son visage, et le simple fait de penser qu'il pourrait arborer ses yeux froids et distants me rendit rigide et réfractaire à cette marque d'affection…
        Le lendemain, nous arrivions au Palais. J'y rencontrai brièvement Random, y revis Fiona (qui fit mine de ne pas me connaître), et rencontrai également Flora, qui m'attribua une petite suite confortable. Je faisais déjà partie de la famille, avec les dangers qu'une telle position comporte…


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